Chère amie quelque part dans le monde, 

Chez nous, ici, en Flandre, on a supprimé le Ministère de la Culture. Le Ministre-Président se l'est approprié comme hobby et l'a transformé en Ministère-bagatelle. Mais ça va toujours pour nous, vous savez. Nos artistes sont loin de baisser les bras. Ivo van Hove et Anne Teresa De Keersmaeker font un triomphe à New York. Quand deux super-stars "flamandes" collaborent, on reçoit de bonnes nouvelles. Quel plaisir d'entendre en interview Anne Teresa être pleinement elle-même:  "J'étais vouée à faire cela", dit-elle en soupirant. Pas de glamour ni de fanfaronnades : une pure Flamande. Elle sait que je l'aime. Et puis ce garnement suisse de Milo Rau qui reçoit un doctorat honoris causa à Gand. Félicitations. Très intéressant : est-ce que la qualité d'une oeuvre d'art est déterminée par l'effet qu'elle déclenche dans la société ?

La compagnie théâtrale STAN fête ses 30 ans d'existence. 4000 représentations sur 4 continents. Ça force le respect. Félicitations STAN ! Le savoir-faire “non-flamand” s'impose toujours dans de nombreux festivals et théâtres dans des pays de plus en plus lointains. Mais pour combien de temps encore ? Les compagnies itinérantes se retrouvent de plus en plus mises à l'écart par la très radicale politique du donnant-donnant actuellement en vogue dans les théâtres de ville et de plus en plus pratiquée également par les festivals internationaux. Les théâtres de ville à travers toute l'Europe ont conclu des accords entre eux et serrent les rangs. Ils sont les portiers des villes. Pour le dire de façon un peu brutale : les compagnies théâtrales qui ne disposent pas de leur propre salle peuvent à l'avenir toujours courir, j'en ai bien peur.

On félicite aussi Hugo De Greef, qui a été fait Chevalier des arts et des lettres en France. Beaucoup se demandent sans doute : mais qui c'est Hugo De Greef ? Et oui, c'est comme ça que ça se passe aujourd'hui. L'homme a déjà été déclaré mort plusieurs fois. Je ne peux pas m'empêcher de citer quelques noms “flamands”: Hugo De Greef a fait sortir le Kaaitheater de terre. Frie Leysen a fait de même pour deSingel et le Kunstenfestivaldesarts, Jan Hoet pour le SMAK, Dennis Van Laeken pour le Monty, Gerard Mortier… Il y en a trop pour tous les nommer. Oui, certains d'entre eux sont déjà morts et on peut aller danser joyeusement sur leur tombe. Mais soyons sincère, ces personnes ont ceci en commun : c'était des loups solitaires, qui ont poursuivi leur entreprise avec obstination, qui s'en foutaient des diplômes et des spécialisations. Qui, quand ils ont commencé, ne savaient pas du tout comment rédiger un dossier. Donc, à tous les nouveaux directeurs des institutions susmentionnées : accrochez au-dessus de votre bureau une photo de celui qui a rendu possible le fait que vous soyez assis là où vous êtes. Ou mieux, demandez à un des artistes qu'ils ont fait connaître de leur faire un buste en bronze. Par exemple, un de Frie Leysen avec une centaine de cigarettes dans sa jolie bouche.

En attendant, nous sommes en tournée avec Tout le bien. Avec le slogan “L'art politique détruit la beauté de la politique”, nous avons interrogé le rôle de l'art. C'est la première partie d'un triptyque autour de l'art politique. J'ai eu l'idée désastreuse d'inviter comme acteur un soldat d'élite venant d'Israël. Cet homme a tué onze personnes pour sa patrie. Un soldat juif dans un décor d’œuvres en verre palestiniennes. En plaçant sur scène un soldat juif et pas de Palestinien, on peut presque prédire les réactions pour chaque pays : en Flandre, la cause palestinienne est défendue avec bien plus de verve qu'en Allemagne, par exemple. On sent alors aussi qu'on n'a en Flandre pas vraiment d'avis sur Tout le bien. Nous avons peut-être communiqué de façon trop sereine. Nous avons eu de sérieux débats au sein de Needcompany pour décider si utiliser ou pas la stratégie du NTGent dans notre publicité : “Nous montrons vraiment le suicide”, a dit la figure de Proue Milo Rau dans une interview annonçant son dernier spectacle. Je me demande qui se pend vraiment. Mais : Sold out ! Ce brave homme a raison. C'est comme ça à toutes les époques. 1604. Shakespeare doit remplir son Globe. Et en plus c'est gratuit ! Mais comment faire pour attirer des spectateurs quand la populace préfère aller aux combats de chiens et quand les exécutions publiques sont de joyeuses kermesses ? Il a dû y mettre le plus de sexe et de violence possible. J'entends déjà le rabatteur crier : “Venez voir de vos propres yeux le vrai suicide de Juliette ! Venez voir comment Lavinia subit un viol collectif prolongé et comment ensuite les mains sont coupées. Il y a de vraies mains coupées à vendre après le spectacle.”

Et pendant ce temps-là, chez Needcompany, on est en pleine préparation du plus grand spectacle que nous ayons jamais monté : Intolleranza 1960 de Luigi Nono, pour le Salzburger Festspiele. 248 interprètes et musiciens sur scène. Une pièce sur la migration et la catastrophe écologique. Écrite en 1960 suite au “massacre” en Belgique des centaines d'immigrés italiens en 1956 à Marcinelle. Un opéra comme provocation. C'est une contradiction. Mais tout de même : 248 artistes talentueux qui collaborent dans un seul but : faire de la musique aussi bien que possible, monter un drame aussi bien que possible. De la beauté, bordel ! Le Wiener Philharmoniker sous la direction d'Ingo Metzmacher et Needcompany : une combinaison dont je suis fier. Et pour clouer le bec aux critiques : ça coûte une fameuse somme, mais elle ira presque en totalité aux artistes. Le Wiener Philharmoniker coûte extrêmement cher parce qu'ils sont nombreux. Un corniste gagne seulement quelques centaines d'euros par concert, vous savez.

Intolleranza 1960 constitue pour moi la deuxième partie du triptyque autour de l'art politique. La troisième est Billy’s Violence, les treize tragédies de Shakespeare en tant que catastrophes injouables. C'est pour l'automne 2021. Oui, je sais, c'est un peu tôt mais je le fais quand même : “Venez voir et entendre les textes les plus crus, les plus sanglants, misogynes et racistes joués par de vrais hommes et des femmes nus ! Real fuckifucki on stage! A voir, on l'espère, dans un théâtre dans votre ville !”

Je vous souhaite beaucoup de beauté,

Jan